Chapitre 3

Devinez qui m’attendait à l’aéroport en dépit de mes instructions ? J’aurais dû me douter qu’il ne lâcherait pas l’affaire si facilement. Brian est aussi disposé que moi à obéir aux ordres. Quand je le vis qui m’attendait près du carrousel à bagages, je ne sus si j’étais agacée ou contente qu’il soit là.

— C’est une perle rare, me dit Val en coin.

Je lui adressai un regard mauvais. Elle m’envoya un clin d’œil puis s’éloigna vite, afin de laisser les tourtereaux ensemble.

Val pense que j’aurais déjà dû épouser Brian et elle manque rarement une occasion de me le dire. Il n’a pas encore demandé ma main, mais il a sous-entendu – en gros – que nous devrions nous installer ensemble. Parfois je pense que Val et lui font équipe dans ce jeu d’entremetteurs. Heureusement, je vois clair dans leur manigance.

Quand il s’approcha de moi, je le pris dans mes bras sans me fondre exactement dans son étreinte.

— Je pensais t’avoir dit de ne pas me retrouver ici, lui murmurai-je à l’oreille avant de m’écarter.

Brian m’adressa un de ses sourires de jeune Américain : le genre de sourire qui me désamorce presque toujours. Il est parfois bien plus simple de me baigner dans la chaleur de ce sourire que de me battre contre lui.

Je soupirai, encore un peu en rogne, mais ce fichu sourire m’avait calmée.

— Tu es vraiment pénible, tu le sais ?

Il ricana.

— Si c’est pas l’hôpital qui se fiche de la charité…

Il se pencha pour prendre ma valise et je secouai la tête, vaincue.

— Si je suis aussi pénible que ça, pourquoi es-tu là ? lui demandai-je en le suivant sur le parking.

Je restai quelques pas derrière lui, non pas parce que je ne pouvais marcher à son allure mais parce que j’étais agacée.

— Parce que tu suces merveilleusement bien, me lança-t-il par-dessus son épaule, assez fort pour qu’on puisse l’entendre dans un rayon de cent mètres.

Mon visage devint rouge et je gardai les yeux rivés à sa nuque pour ne pas voir combien de personnes me lançaient des regards scrutateurs. Brian aime bien m’embarrasser. Il pense que c’est marrant de faire rougir cette dure à cuire avec ses boucles d’oreilles multiples et son tatouage. Quand je suis de bonne humeur, je trouve ça marrant aussi, mais je n’étais pas de bonne humeur.

J’avais pris le train de Bryn Mawr, et ma voiture n’était pas à l’aéroport. Brian allait me raccompagner jusque chez moi puis rentrerait chez lui dans le centre-ville. Si j’avais été une bonne petite amie, je lui aurais demandé de passer la nuit à la maison pour lui éviter un trajet supplémentaire. Je doutais que j’allais lui faire une telle proposition : pas ce soir-là.

Nous ne nous adressâmes pas la parole en entrant dans la voiture. Il souriait encore un peu en se réjouissant de ma gêne persistante. Je me drapai dans ma mauvaise humeur comme dans une couverture de survie.

Après avoir payé le ticket de parking exorbitant et avoir engagé la voiture sur l’I-95, il ouvrit la bouche pour parler mais je le coupai aussitôt.

— Si tu as l’intention de faire un autre commentaire sur mes pipes, tu en seras privé pendant au moins trois ans.

Il savait bien qu’il m’était impossible d’être rancunière aussi longtemps.

Il éclata de rire en posant sa main sur ma cuisse. J’étais assez agacée pour le repousser mais, comme je l’ai mentionné, une sorte d’alchimie est à l’œuvre entre nous. Le contact de sa main sur ma cuisse fit instamment accélérer les battements de mon cœur. Et quand sa main se reposa presque aussitôt, je la laissai.

— Il n’y a que deux façons de te faire oublier ta mauvaise humeur, dit-il en regardant la route plutôt que moi. Taquinerie et sexe. Tu avais l’air d’être d’assez mauvaise humeur pour avoir besoin d’un peu des deux.

Je fus sur le point de protester, mais ses doigts escaladèrent ma cuisse jusqu’à ma fermeture Éclair. Quand il commença à la descendre, je repris suffisamment mes esprits pour lui attraper le poignet.

— Tu ne devrais pas te concentrer sur la conduite ? demandai-je, un rien à bout de souffle.

Il y a toujours beaucoup de circulation sur l’I-95 et, d’un point de vue pratique, il aurait dû garder ses deux mains sur le volant.

— Je me concentre bien assez. Qu’est-ce que tu as sous ton jean ?

Mon visage s’embrasa. Je ne tenais vraiment pas à être tirée de ma mauvaise humeur, mais il était difficile de rester agacée en me tortillant de désir. J’essayai quand même.

— Une culotte de grand-mère en coton blanc.

Un taxi se rabattit devant nous et Brian dut freiner violemment pour éviter de percuter l’arrière du véhicule.

Cette expérience de mort imminente ne le démonta pas.

— Tu n’as pas de culotte de grand-mère en coton blanc.

En effet, Brian connaît très bien tous mes sous-vêtements.

— Je n’ai pas pris assez de culottes pour un séjour prolongé, alors j’ai dû en acheter à Topeka.

— Comme ça ? dit-il en m’adressant un regard narquois du coin de l’œil. Montre-moi.

Je fis la grimace.

— Laisse tomber, Brian. Je ne suis pas d’humeur.

Il me sourit.

— J’ai remarqué. Et je fais de mon mieux pour changer tout ça.

Comment se fait-il que je n’aie jamais le dessus quand nous nous disputons ? Peut-être parce qu’il est avocat. Ça ne m’empêche pas d’essayer.

— C’est pour ça que tu es venu me chercher ? demandai-je. Parce que tu voulais baiser.

— Non, répondit-il lentement, patiemment. Je suis venu te chercher parce que tu viens de passer des moments pénibles et que tu as besoin de compagnie ce soir.

Je croisai les bras et me recroquevillai dans mon siège.

— Ce n’est pas à toi de prendre cette décision.

— Tu aurais pu me dire de dégager. Mais tu ne l’as pas fait.

Je grognai en secouant la tête. Ce type avait tout du petit chien jappeur qui vous plante les dents dans le pantalon et refuse de lâcher. Ce qui explique pourquoi il a toujours le dessus dans nos disputes : des personnes plus susceptibles détaleraient quand je suis de cette humeur de chien, mais pas lui.

— Alors tu vas me la montrer, cette nouvelle culotte de grand-mère en coton blanc ? continua-t-il.

Yap, yap, yap. Grr. Grr.

— Je t’ai déjà dit que tu étais pénible ?

— Oui, répondit-il joyeusement.

Et, bon sang, je ne pus m’empêcher de sourire.

— D’accord, tu as gagné. Je ne porte pas de culotte. Voilà. Tu es content ?

J’essayai d’avoir l’air bougon, mais cela ne marcha pas.

— Extatique ! dit-il en tendant la main vers ma fermeture Éclair.

Je giflai sa main.

— S’il te plaît, est-ce que les préliminaires peuvent attendre que l’on quitte la voie rapide ?

Ceux qui la connaissent et qui l’aiment appellent la voie express Schuylkill « la voie express qui tue », parce que vous risquez réellement votre vie chaque fois que vous l’empruntez, et je préférais que Brian tienne ma vie dans ses deux mains plutôt que dans une seule.

Même s’il était chaud comme la braise, il n’avait aucun désir de mourir. Il garda les yeux sur la route et les mains sur le volant jusqu’à ce que nous ayons dépassé la Main Line et pris la direction de la banlieue. Le badinage et les commentaires reprirent alors de plus belle. Et, oui, il réussit à me convaincre de lui montrer ma petite culotte invisible. On eut de la chance qu’il ne percute pas un arbre en l’examinant.

Quand nous arrivâmes dans ma rue, mon jean était trempé, son pantalon kaki était sur le point d’exploser et j’envisageais sérieusement de passer à l’acte dans la voiture.

Jusqu’à ce que nous nous garions dans mon allée, en fait, car alors je vis qu’une certaine voiture pas vraiment bienvenue y était déjà stationnée.

Je marmonnai au moins vingt-trois jurons. Les épaules de Brian s’affaissèrent et il grogna de frustration. Rien ne pouvait mieux tuer l’ambiance qu’une visite de mon grand frère, Andrew.

Andrew sortit de sa voiture et attendit, appuyé contre la portière côté conducteur.

Brian secoua la tête.

— Je suppose que ça veut dire qu’on ne baise pas ce soir ?

— Apparemment pas.

La poisse.

Un rire m’échappa et je me tournai vers lui en défaisant ma ceinture de sécurité. Je lui touchai le visage.

— Merci d’être venu me chercher, dis-je.

C’était une mauvaise habitude de le remercier d’avoir fait quelque chose que je lui avais demandé de ne pas faire, mais je ne pouvais nier que je me sentais mieux qu’au moment où j’étais descendue de l’avion.

— Je t’en prie, murmura-t-il en tournant la tête pour planter un baiser sur ma paume.

Son baiser me fit l’effet d’une brûlure et je compris qu’il me faudrait une douche très, très froide avant d’aller me coucher ce soir-là.

J’éloignai avec réticence ma main de son visage. Alors que je m’apprêtais à ouvrir la portière, il toucha mon bras et je haussai un sourcil.

— Ta fermeture Éclair, me rappela-t-il avec un sourire vicieux.

Je la remontai en grommelant un juron.

— Je t’aime, me dit Brian alors que je sortais de la voiture.

— Je t’aime aussi, répondis-je automatiquement avant de prendre mes bagages sur la banquette arrière. Sois prudent au volant.

— Chez toi ou chez moi, demain soir ? Nous avons quelque chose à finir.

Il m’adressa un regard concupiscent que je dus certainement lui retourner.

— Chez moi, répondis-je.

Il acquiesça.

Je pris une lente et apaisante inspiration pendant qu’il reculait dans l’allée. Puis je me tournai et me dirigeai vers ma porte d’entrée sans adresser un regard à Andrew.

Je sentis qu’il me suivait, mais je ne me retournai pas avant d’avoir ouvert ma porte et allumé les lumières.

— Attends là, lui lançai-je par-dessus mon épaule avant de lui claquer la porte au nez.

Je laissai tomber mes sacs près de la porte puis sortis mon laser de ma penderie. Je ne le porte pas souvent sur moi : quand on m’appelle pour que je m’occupe d’un démon illégal, il est déjà emprisonné et maîtrisé. Mais parfois cela me rassure de porter la seule arme qui peut mettre un démon à genoux.

Je vérifiai la batterie – ça irait – avant de déverrouiller la sécurité. Puis j’ouvris la porte et pointai le Taser directement sur la poitrine d’Andrew.

Je sais que c’est une drôle de façon d’accueillir un frère mais, la dernière fois qu’il m’avait rendu visite, nous nous étions sacrément disputés et le salopard m’avait donné un coup de poing. Quand j’étais revenue à moi, j’avais sérieusement envisagé de porter plainte contre lui. Sachant que rien n’en découlerait, j’avais finalement décidé que ça n’en valait pas le coup. Oui, techniquement, une agression était considérée comme un crime violent et l’État aurait pu lui coller le maximum. Mais bien qu’il m’ait mise KO, il ne m’avait frappée qu’avec sa force humaine. S’il avait utilisé toute sa force, je serais morte.

Oh, est-ce que j’ai Oublié de mentionner que mon frère est l’hôte d’un démon ? Depuis ses vingt et un ans, l’âge légal. Je ne le lui ai jamais pardonné.

Enfants, nous étions assez proches. Enfin, proches comme peuvent l’être un frère et une sœur ayant trois ans d’écart. Jusqu’à mes dix ans, je le vénérais. Mais au début de la puberté, sous l’influence du lavage de cerveau imposé par la Société de l’esprit, il a sérieusement envisagé de devenir un hôte de démon et il a changé.

Il a toujours été plus impliqué dans la Société que moi – sans aucun doute la raison pour laquelle il était le préféré dans la famille – mais, quand il a commencé à penser devenir un hôte, son implication est quasiment devenue du fanatisme. Mes parents étaient tellement fiers de lui. Moi, je savais que cela signifiait que j’allais perdre mon grand frère et je détestais ça.

Andrew regarda le Taser et haussa les sourcils.

— C’est de l’autodéfense ou de la vengeance ? demanda-t-il d’une voix douce.

J’y réfléchis un instant. Je ne pensais pas qu’il allait me frapper de nouveau. J’avais vraiment dû le pousser à bout pour qu’il s’énerve, la fois d’avant. Maintenant que je savais que cette apparence calme dissimulait un sacré tempérament, je ne tenais pas vraiment à le faire remonter à la surface.

— De la vengeance, je suppose, dis-je avant de tirer sur lui.

Les sondes s’accrochèrent à sa veste en cuir et il fut percuté par 50.000 volts.

Il hurla et s’écroula sur le seuil en position fœtale.

Une des conditions lors du passage du permis de port du Taser est de se faire tirer dessus, juste pour avoir une idée très claire du pouvoir que l’on a entre les mains. J’ai vu des machos de cent kilos brailler comme des fillettes. J’aimerais dire que j’ai reçu ma décharge stoïquement, mais j’ai crié aussi fort que les autres. Je n’ai jamais ressenti quelque chose comme ça et je ne tiens pas à connaître de nouveau cette sensation.

— Désolée, Andy, dis-je doucement en m’adressant à mon vrai frère, celui qui était emprisonné quelque part dans ce corps.

On ne savait pas précisément si l’hôte pouvait ressentir la douleur du démon mais, juste au cas où il la ressentait en effet, j’éprouvai le besoin de m’excuser.

Le démon mit plus de temps qu’un humain à se remettre de la décharge. L’électricité bousille vraiment leur contrôle du système nerveux. Il resta là, recroquevillé, haletant pendant un moment avant de se déplier et de se mettre à genoux. Il leva le regard vers moi derrière une boucle de cheveux blond vénitien qui était tombée sur ses yeux.

— Ça vaut le coup que je me relève ? demanda-t-il. Ou bien tu vas me tirer encore dessus, juste pour le fun ?

C’était exaspérant, il était si calme que cela me donna encore envie de le mettre à plat. Mais il ne m’avait frappée qu’une seule fois. Soyons équitables. Ce qui ne voulait pas dire que j’allais ranger le Taser, mais j’éjectai la cartouche et lui laissai détacher les sondes de sa veste.

— Rappelle-toi, l’avertis-je, je peux toujours m’en servir comme fusil paralysant sans recharger.

Il éclata de rire et repoussa les cheveux de ses yeux, puis il se releva lentement en gardant un œil sur le Taser.

— Je vais m’en souvenir.

— Alors quoi, la douleur ne te fait rien ? Tu rigoles ?

Il haussa les épaules.

— Bien sûr que ça me fait quelque chose. Mais gérer la douleur fait partie de mon travail. Si je m’écroulais en vrac chaque fois que j’ai mal, je ne servirais à rien.

Andrew est pompier. Presque tous les démons légaux sont des membres ultra-utiles de la société. Ils utilisent leur pouvoir pour le bien, la justice, etc. Ils savent qu’ils doivent multiplier les bonnes actions pour faire oublier les mauvais démons occasionnels, comme celui que j’avais rencontré à Topeka. Parce que les démons sont capables de soigner les corps de leurs hôtes, ils ont souvent des boulots très dangereux. Andrew sauve chaque jour des gens prisonniers d’immeubles en flammes. C’est un fichu héros.

D’accord, alors peut-être que ce n’est pas juste d’être en colère contre lui simplement parce que c’est un héros. Mais, voyez-vous, je ne suis pas une héroïne, et je n’en serai jamais une. Parfois je me sens petite et égoïste comparée à lui. Je suis d’accord en ce qui concerne les bonnes actions. Mais pas au prix payé par Andy.

— Qu’est-ce que tu veux, Andrew ? Je viens de passer deux jours de merde et je ne tiens vraiment pas à un petit drame familial.

Il se passa la main dans les cheveux. Un geste très humain ; d’ailleurs, si vous le rencontriez dans la rue, vous ne vous douteriez pas qu’il n’est pas humain.

— Notre euh… problème remonte à deux mois. J’ai pensé qu’il était peut-être temps qu’on enterre la hache de guerre.

Ouais, c’est ça. C’était bien le genre de conversation que j’avais envie d’avoir en ce moment. Personnellement, j’aurais été très heureuse de ne plus avoir à lui adresser la parole.

— Andrew…

— Morgane, on fait partie de la même famille, que tu le veuilles ou non.

Cela ressemblait un peu à la conversation que nous avions eue la dernière fois. Je me demandai s’il ne valait pas mieux que je lui claque la porte au nez tout de suite.

— Andy est de ma famille ! Tu n’es qu’un parasite qui utilise son corps comme une grosse tique mortelle pour lui sucer la vie.

Il grimaça.

— Belle image. Tu as toujours su manier les mots.

Je me décidai pour le claquage de porte, mais il la retint. J’étais suffisamment énervée pour utiliser le Taser comme fusil paralysant, mais il me vit venir et éjecta l’arme de ma main. Il aurait pu me briser quelques os au passage, pourtant il réussit à frapper exactement à l’endroit qui me fit desserrer les doigts sans me faire mal.

Je ramenai ma main contre mon corps malgré tout. Je le haïssais, je regrettais qu’il soit illégal d’exorciser un démon d’un hôte consentant. Mais c’est considéré comme un meurtre et, peu importait mon ressentiment à l’égard du démon d’Andrew, je ne tenais pas à aller en prison ni à risquer l’exécution.

Andrew entra chez moi et ferma la porte derrière lui. La colère scintillait dans ses yeux et ses mâchoires semblaient d’acier, des expressions qu’Andy aurait été incapable d’avoir.

— La violence n’est pas la réponse à tout, dit-il d’un air dégoûté. Cesse donc de te comporter comme une gamine de deux ans en pleine crise !

Je le regardai fixement.

— Ce n’est pas moi qui ai donné un coup de poing la dernière fois que nous nous sommes disputés.

Il abandonna un peu son air indigné et moralisateur. Ses lèvres se retroussèrent comme s’il venait de goûter quelque chose d’aigre.

— Je suis vraiment désolé de ce qui s’est passé, Morgane. La dernière fois que j’ai traversé la Plaine des mortels, mon hôte était un homme de nature violente, un guerrier. Nous pouvons peut-être supprimer les personnalités de nos hôtes, mais une partie s’infiltre en nous, et passer toute une vie dans un corps peut affecter notre comportement. Je suis… embarrassé d’avoir permis que cela arrive. Cela ne se reproduira plus.

Je levai les yeux vers lui.

— Alors tu es en train de me dire que ce n’est pas vraiment toi qui m’as frappée ? que c’est un reste de ton ancien hôte ?

En tant qu’exorciste, je suis techniquement experte en démons. Et ayant été élevée dans une famille appartenant à la Société de l’esprit, j’ai tiré des connaissances supplémentaires de mon expérience personnelle. Cependant, même nous, les « experts », ne savons pas grand-chose des démons. Nous savons seulement ce qu’ils veulent bien nous dire, et je mettrais ma main à couper qu’ils ne nous disent pas tout. Ça me fiche une trouille de tous les diables. Qu’est-ce qu’ils nous cachent ? et pourquoi ?

Andrew interpréta ma question comme un signe que j’étais prête à une gentille discussion à cœur ouvert et il s’invita dans mon salon.

Ma maison ne me correspond pas du tout. Je ressemble à une femme qui vivrait dans un appartement ultramoderne aux lignes pures et au mobilier inconfortable. Au lieu de quoi, j’habite dans un petit cottage qui aurait pu être arraché de la campagne anglaise, tout complet avec ses haies de rosiers et son chemin en pavés. Mon salon héberge un canapé rembourré en chintz et une causeuse jaune beurre capable d’avaler un adulte de taille moyenne.

Andrew n’est pas de taille moyenne, sans être un géant non plus. Il fait pile 1,80 m pour cent kilos de pur muscle. S’il n’était pas mon frère – enfin presque –, je le trouverais assez attirant. Il s’enfonça dans la causeuse sans y être englouti.

M’apprêtant à affronter l’inévitable, je m’assis sur le canapé en serrant un coussin contre ma poitrine. Mon cauchemar à Topeka m’avait laissé les nerfs à vif. Je ne me sentais pas de prendre sur moi et je n’étais pas d’humeur à avoir une grande conversation avec cette créature que je méprisais.

Andrew regardait intensément ses mains serrées entre ses genoux.

— Je suis totalement responsable de ce qui s’est passé, Morgane. Je ne suis plus un Viking et j’aurais dû mieux me contrôler. Oui, Einar a affecté ma personnalité, mais cela fait dix ans que je suis avec Andrew. J’aurais dû me corriger depuis. (Il leva les yeux sur moi et ses lèvres se tordirent en une amorce de sourire.) Bien que tu sois capable de faire sortir n’importe qui de ses gonds.

J’éclatai de rire, bien qu’à contrecœur. Puis, oubliant cet instant de relâchement, je le toisai de mon regard le plus dur.

— Comme je te l’ai déjà dit, je viens de vivre deux jours vraiment difficiles. J’aimerais juste prendre un bain chaud et aller me coucher. Tu peux abréger ?

Son haussement de sourcil me fit rougir parce que, bien entendu, il m’avait vue arriver avec Brian et il savait que ce n’était pas ce genre de relaxation que j’avais en tête.

Heureusement pour nous deux, il s’abstint de me taquiner à ce sujet.

— Tout ce que je veux, c’est que ça se passe bien entre nous. Ou, en tout cas, du mieux possible. Que dois-je faire pour que tu pardonnes mon comportement épouvantable ?

Ma première impulsion fut de lui rétorquer qu’il se carre ses excuses là où le soleil ne brillait jamais. Mais je dois avoir mûri, car je parvins à retenir cette première impulsion. Les choses ne se passeraient jamais bien entre nous tant qu’il posséderait le corps de mon frère. Mais puisqu’il m’offrait quelque chose…

— Tu peux me dire ton nom, dis-je, retenant presque mon souffle et me demandant s’il allait le faire.

Les démons adoptent les noms de leurs hôtes quand ils traversent la Plaine des mortels. Pourtant ils ont leurs propres noms. Les noms ont un pouvoir pour les démons, mais je ne saurais dire lequel. Un autre de leurs fichus mystères.

Il m’adressa un long regard scrutateur.

— Si je te donne mon nom, il faudra que tu me promettes de ne pas m’appeler par ce nom en public ni de le dire à qui que ce soit.

— Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais enfer, dis-je avec désinvolture.

Il réfléchit encore un moment avant d’acquiescer.

— Je m’appelle Raphaël, déclara-t-il.

Je dus faire un effort considérable pour empêcher ma mâchoire de se décrocher.

Il m’avait crue ? Je ne l’aurais pas fait à sa place.

Bon sang. S’il m’accordait vraiment sa confiance, j’aurais dû me sentir tenue par l’honneur et garder le secret.

— Je veux être ton ami, si tu le veux bien, continua-t-il.

— Il gèlera en enfer avant que ça arrive.

Sans doute était-ce méchant de ma part après cette belle proposition de paix, mais je tiens par-dessus tout à être honnête. Je n’allais pas faire comme si nous étions les meilleurs amis du monde.

Mes paroles l’attristèrent visiblement, et je me fis l’effet d’être une garce. Pourtant je, ne comptais pas revenir sur ce que j’avais dit. Il se leva en soupirant.

— Qu’il en soit ainsi. Je suis toujours là si tu as besoin, Morgane. (Il m’adressa un sourire triste.) Je crois que ton Taser a atterri sous le canapé.

— Merci, dis-je en le raccompagnant à la porte.

Il fit un pas dehors et je me surpris à l’attraper par le bras. Je le lâchai aussitôt, étonnée par mon geste.

Il se tourna vers moi pour me regarder, attendant que je lui parle. Je m’éclaircis la voix et regrettai de ne pas m’être contentée de le laisser partir.

Je suis peut-être beaucoup de choses mais pas lâche, du moins pas tout le temps. Alors, la tête haute, j’affrontai ses yeux marron.

— Je veux juste que tu saches que cela n’a rien de personnel, dis-je. Tu as l’air d’être un type bien, pour un démon. Mais mon frère est mort à cause de toi et ce n’est pas quelque chose que je suis capable de pardonner.

— Il n’est pas mort, dit Raphaël d’une voix douce.

— Mais ça revient au même.

En ce qui me concernait, Andy était bien pire que mort. Il était prisonnier, son esprit vivait dans un corps qu’il ne pouvait contrôler. Il ne pouvait parler à personne, toucher personne, ni avoir une quelconque interaction avec un humain. Et je ne comprendrais jamais comment on pouvait se soumettre volontairement à ce type d’invasion, peu importaient les bonnes actions héroïques dont on était ensuite capable. Peut-être cette pensée faisait-elle de moi quelqu’un de superficiel et d’égoïste – c’était sans doute ce que pensait ma famille –, mais je ne peux pas changer ce que je suis.

 

Raphaël parut vouloir ajouter quelque chose mais s’en garda bien. Il secoua brièvement la tête puis se détourna et se dirigea vers sa voiture.

 

Démon intérieur
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